Introduction : l’écopastoralisme, un pont entre gestion des écosystèmes et éthologie équine

Dans un monde où la crise de la biodiversité s’accélère, l’écopastoralisme – pratique consistant à mobiliser des herbivores domestiques ou semi-sauvages pour entretenir des milieux naturels – apparaît comme une stratégie de restauration fondée sur les processus naturels. Pourtant, la plupart des projets s’appuient encore majoritairement sur les bovins ou les ovins. Or, les chevaux vivant en harde libre offrent une palette fonctionnelle différente : sélection alimentaire fine, déplacement rapide, capacité à ouvrir la végétation ligneuse et, surtout, organisation sociale complexe qui module la pression de broutage dans l’espace. Cette page propose une synthèse scientifique et prospective sur la façon dont les hardes équines peuvent contribuer à la santé des paysages, en mobilisant des études anglophones, francophones, hispanophones et sinophones récentes, et en avançant quelques hypothèses innovantes pour la décennie à venir.

1. Définir l’écopastoralisme

1.1 Origines sémantiques et diffusion mondiale

Le terme « écopastoralisme » dérive de la contraction d’« écologie » et de « pastoralisme », soulignant l’intention de concilier production pastorale et maintien des processus écosystémiques. Popularisé en France dans les années 1990, le concept connaît aujourd’hui un essor international grâce aux programmes de réensauvagement (« rewilding ») en Europe de l’Ouest, aux unités de conservation « Horse Management Areas » en Amérique du Nord et à la gestion communautaire de pâturages sur le Plateau tibétain en Chine (equipedia.ifce.fr, ecos.org.uk, ecologica.cn). Les langues espagnole (« pastoreo ecológico »), anglaise (« conservation grazing »), arabe (« الرعي البيئي ») et mandarin (« 生态放牧 ») traduisent cette même aspiration : transformer l’herbivorie en service écosystémique plutôt qu’en simple prélèvement de biomasse.

1.2 Pourquoi des équidés ? Spécificités fonctionnelles

Comparés aux ruminants, les chevaux possèdent un tube digestif post-gastrique qui les rend moins sélectifs ; ils consomment donc des tiges grossières, des roseaux ou des graminées lignifiées souvent délaissés par les bovins. Leur comportement de pâturage crée un patchwork de zones rases (latrines exclues du broutage) et de hautes herbes où se concentrent insectes et oiseaux, multipliant les niches écologiques (energie-cheval.fr). Enfin, la mobilité intrajournalière d’une harde – 5 à 15 km par jour en semi-liberté – favorise une répartition des déjections propice à la fertilisation diffuse des sols, limitant l’eutrophisation ponctuelle observée chez des espèces plus sédentaires.

2. La harde libre : organisation sociale et rôle d’« ingénieur d’écosystème »

2.1 Structure sociale et modulation de l’impact

Une harde typique se compose d’un étalon, de 2 à 6 juments transgénérationnelles et de leurs jeunes. Les déplacements collectifs gérés par l’étalon garantissent une utilisation spatiale hétérogène ; chaque sous-groupe exploite temporairement les micro-habitats, laissant aux plantes le temps de repousser – un mécanisme naturel de rotation que la gestion humaine copie avec le pâturage tournant adaptatif. Les études de suivi GPS sur chevaux Konik en Pologne confirment que la densité locale d’herbivores varie d’un facteur 3 selon les heures du jour, créant des gradients de pression favorables à la diversité végétale (mdpi.com).

2.2 Des équidés « ingénieurs » multiprocessus

• Piétinement sélectif : le poids réparti sur quatre sabots étroits arrache localement la litière morte et ouvre des microsites de régénération pour les phanérogames annuelles.
• Création de latrines : les zones refusées se transforment en refuges pour orties, ombellifères et arthropodes saprophages.
• Baignades et roulades : dans les zones humides, le wallowing produit des cuvettes inondables, augmentant la diversité topographique à micro-échelle.
• Excavation hydrique : dans les déserts du Mojave ou de la Meseta espagnole, des chevaux sauvages creusent des puits de ≥ 2 m pour atteindre la nappe phréatique, créant des points d’eau vitaux pour des dizaines d’espèces vertébrées (nationalgeographic.es).

3. Effets positifs d’un troupeau de chevaux en liberté

3.1 Entretien des paysages ouverts

L’abroutissement équin retarde la « fermeture » des prairies et marais en limitant l’expansion de roseaux (Phragmites australis) ou de scirpes (Scirpus maritimus) ; en Camargue, l’association chevaux-taureaux a montré une réduction significative de la hauteur moyenne de phragmites, passant de 1,8 m à 1,1 m en trois saisons (equipedia.ifce.fr). Sur molinaies montagnardes, la reprise de pâturage équin après abandon agricole maintient un Indice de Shannon-Wiener > 2,1, seuil reconnu pour des prairies à haute valeur écologique (mdpi.com).

3.2 Prévention des incendies

En Galice, une modélisation couplant télédétection et données de terrain indique que les secteurs pâturés par des hardes de chevaux voient la charge combustible fine réduite de 45 % par rapport à des parcelles adjacentes abandonnées. Cette réduction correspond à une baisse de 65 % des départs de feu sur la période 2019-2024 (reuters.com, elpais.com). Aux États-Unis, le projet « Wild Horse Fire Brigade » démontre qu’un individu adulte consomme jusqu’à 13 kg de biomasse sèche par jour, soit l’équivalent de 1,8 hectare débroussaillé chaque année (theguardian.com).

3.3 Mosaïque d’habitats et biodiversité

Une expérience contrôlée en Suède, impliquant 12 Gotland Russ semi-sauvages, révèle une hausse de 20 % de l’indice de Simpson et le maintien d’une centaine d’espèces florales contre 74 dans les témoins non pâturés (mdpi.com). Sur pelouses calcaires allemandes, le suivi de l’orchidée Ophrys apifera pendant 12 ans montre un décuplement des individus grâce au pâturage à l’année (frontiersin.org).

3.4 Dispersion de graines

Les chevaux transportent des propagules externes (bourres de crins, boue des sabots) et internes. Une revue mondiale a recensé 249 espèces végétales capables de germer après transit digestif équin (onlinelibrary.wiley.com). Si la majorité sont considérées « adventices », la même méta-analyse souligne un potentiel sous-estimé de dissémination d’espèces natives menacées, car les graines de petite taille et à testa résistant – typiques des Orchidaceae ou Caryophyllaceae – traversent l’intestin intactes. Les études californiennes confirment un taux de germination de 32 espèces, dont plusieurs légumineuses bénéfiques (Trifolium hirtum, Medicago polymorpha) (bioone.org).

3.5 Fertilisation naturelle et dynamique du sol

Chaque cheval produit ~ 15 kg de fumier/jour, riche en azote organique mais libéré graduellement ; la répartition hétérogène favorise des « îlots de fertilité », stimulant l’activité microbienne et lombricienne. Néanmoins, certaines piles de fumier peuvent servir de « fenêtres d’invasion » pour Centaurea calcitrapa dans les prairies argentines (link.springer.com). Des charges modérées (< 0,5 UGB/ha) limitent ce risque tout en maximisant l’effet booster sur les graminoïdes indigènes.

3.6 Cohabitation avec d’autres herbivores : synergies pastorales

Le pâturage mixte chevaux-bovins, testé aux Pays-Bas (Konik x Galloway), démontre un contrôle plus efficace des espèces compétitives (Dactylis glomerata) et une hausse de la valeur nutritive du couvert, sans surcharge d’azote (equipedia.ifce.fr). En montagne française, l’arrivée de pouliches de trait dans un lot de génisses a réduit la biomasse de festuques grossières, améliorant la digestibilité globale et la richesse floristique.

3.7 Services écosystémiques émergents

1) Régulation hydrique : les puits creusés dans les oueds ou gravières désertiques transforment des points secs en « oasis multi-taxons », augmentant la diversité locale de 64 % selon une étude du lac Mead (nationalgeographic.es).
2) Capture carbone : les prairies entretenues par chevaux montrent un stockage de carbone organique du sol supérieur de 8 t C/ha par rapport aux successions arbustives équivalentes, grâce au maintien d’une photosynthèse herbacée active.
3) Thermorégulation du paysage (« equithermie ») : hypothèse émergente stipulant que la mosaïque hauteur/fourrure végétale modifie l’albédo et la convection locale, potentiellement mesurable par drones infrarouges.

4. Panorama d’expériences concrètes

4.1 Europe

• Projets LIFE « In Common Land » (Serra do Xistral, Espagne) et « Natura 2000 » illustrent le rôle des bestas galiciennes dans le maintien des tourbières atlantiques (secem.es).
• Oostvaardersplassen (Pays-Bas) : cas d’école où la densité excessive a mené à la mortalité hivernale de milliers d’herbivores, rappelant la nécessité d’une régulation adaptative (theguardian.com).
• CEN Isère (France) : 20 ans de pâturage par Konik et Camargue dans les marais alpins, avec maintien d’espèces sensibles comme Gentiana pneumonanthe (cen-isere.org).

4.2 Amériques

Les mustangs des Great Basin, repositionnés sur des périmètres coupe-feu expérimentaux, ont réduit la biomasse inflammable, générant un ratio coût/efficacité plus favorable qu’un traitement mécanique selon l’US Forest Service (theguardian.com).

4.3 Asie

Sur le Qinghai-Tibet, l’inclusion saisonnière de chevaux dans des rotations ovines accroît l’Indice Pielou d’hétérogénéité végétale et optimise l’ingestion protéique globale des troupeaux mixtes (ecologica.cn). Des études chinoises sur la microbiote équine révèlent par ailleurs que la diversité bactérienne s’élève sous régime de plein air, suggérant un lien entre santé intestinale, immunité et adaptation au froid (html.rhhz.net).

4.4 Afrique du Nord & Moyen-Orient

Des initiatives pilotes en Tunisie (dunes de Korba) et aux Émirats arabes unis testent la réintroduction contrôlée de chevaux Barbes et Arabians dans des zones d’acacias pour lutter contre l’embroussaillement et recréer des couloirs pour la gazelle de montagne. Les premiers relevés floristiques montrent déjà un retour de l’herbe Stipagrostis plumosa deux ans après pâturage expérimental.

5. Gestion durable : principes clés

5.1 Charge animale optimale

Les recommandations convergent vers 0,2-0,5 UGB/ha (Unité Gros Bétail) selon la productivité du milieu, avec ajustements saisonniers. En zones humides sensibles, un seuil de 0,25 UGB/ha a permis de préserver la mégaphorbiaie sans dégradation de tourbe (mdpi.com).

5.2 Suivi adaptatif

Indicateurs clés : hauteur du couvert, pourcentage de sol nu, densité de nids d’oiseaux, diversité florale et carnet sanitaire de la harde (score corporel). Les colliers GPS temps réel couplés à l’IA permettront demain de déclencher des alertes « zone sous-pâturée » ou « surbrowse arbustif » en quelques heures.

5.3 Gouvernance socio-écologique

L’acceptabilité sociale dépend de la reconnaissance des éleveurs-gardians (« besteiros » en Galice) et de la valorisation des produits dérivés (viande de potro durable, écotourisme). Un fonds d’indemnisation couplé à la PAC européenne pourrait rémunérer les services écosystémiques (stockage C, prévention incendie) des hardes, internalisant ainsi leurs externalités positives (huffingtonpost.es).

5.4 Surpâturage : éviter l’écueil

Le cas d’Oostvaardersplassen rappelle qu’une absence totale de gestion peut conduire au surpâturage, à l’érosion du sol et à la perte de passereaux nicheurs (theguardian.com). Des scénarios de régulation naturelle (lynx, loups) ou d’ajustement humain (capture sélective, contraception immunologique) doivent être intégrés selon le contexte.

6. Prospectives et hypothèses de recherche

6.1 Biomimétique équine & climat

On peut imaginer des « corridors équithermiques » où la modulation spatio-temporelle de la végétation par les hardes réduit la propagation convective des fronts de feu. Des modèles couplant dynamique de gabarit végétal et flux de chaleur restent à développer.

6.2 Numérisation et intelligence collective

L’agrégation de données de colliers GPS, de séquences vidéo drones et d’analyses eDNA fécales pourrait générer des « jumeaux numériques » de hardes, simulant en quasi-temps réel leur impact sur la flore et la faune, afin d’ajuster la gestion adaptative sans attendre la fin de la saison.

6.3 Theory of Equithermy

Hypothèse émergente : la succession diurne de roulades et de déplacements créerait des anisotropies thermiques micro-paysagères, influençant la germination et la distribution d’insectes. Des capteurs infrarouges au sol pourraient tester cette hypothèse durant les trois prochaines années.

Conclusion

L’écopastoralisme équin, lorsqu’il repose sur des hardes libres ou semi-libres gérées durablement, se révèle être un puissant levier de restauration : il prévient les fermetures de milieux, réduit le risque incendie, enrichit la mosaïque d’habitats, disperse les graines, fertilise les sols et coexiste avantageusement avec d’autres herbivores. L’échec d’expériences mal calibrées rappelle toutefois la nécessité d’un pilotage adaptatif fondé sur des seuils écologiques et sociaux. À l’horizon 2030, l’alliance des savoirs éthologiques et des technologies de monitoring pourrait faire des chevaux de harde des partenaires incontournables de la régénération des paysages, bien au-delà de l’imaginaire romantique qui les entoure.

Références clés (sélection)

Johansson et al., 2023 – Semi-Feral Horse Grazing Benefits Grassland Diversity (mdpi.com)
Lovász et al., 2023 – Long-term horse grazing in orchid-rich grasslands (frontiersin.org)
Reuters, 2025 – Wild horses & wildfire prevention in Galicia (reuters.com)
The Guardian, 2023 – Wild horse fire brigade (theguardian.com)
Ansong & Pickering, 2013 – Weed seeds in horse dung (onlinelibrary.wiley.com)
Quinn et al., 2008 – Germination after horse digestion (bioone.org)
IFCE Equipedia, 2022 – Pâturage mixte équin-bovin (equipedia.ifce.fr)
Konik horses & wetland communities, 2023 (mdpi.com)
National Geographic, 2021 – Horses digging wells (nationalgeographic.es)
ECOS, 2024 – Horses for Nature review (ecos.org.uk)
El País, 2021 – Ecosistema de bestas gallegas (elpais.com)
Lagos et al., 2019 – Gestión de caballos salvajes de Galicia (secem.es)
The Guardian, 2018 – Oostvaardersplassen critique (theguardian.com)